Vue de l’exposition « Dislocations », Palais de Tokyo, 2024. Bissane Al Charif, série « Pianola », 2022-2023. Courtesy de l’artiste, Collection Claude et France Lemand (Paris). Crédit photo : Antoine Aphesbero

Entretien avec Dunia Al Dahan, Marie-Laure Bernadac et Daria de Beauvais

Par le service de médiation culturelle avec Dunia Al Dahan de l’association Portes ouvertes sur l’art et les curatrices Marie-Laure Bernadac et Daria de Beauvais

L’exposition Dislocations réunit quinze artistes de générations et de cultures différentes dont le travail est marqué ou informé par l’expérience de l’exil. Il s’agit de rendre hommage à la nécessité vitale et à l’intensité de la création artistique à travers des récits fragmentés croisant déplacement, emprisonnement, guerre, mais aussi résilience et réparation.

 

Cette exposition s’inscrit dans le cadre d’une collaboration entre le Palais de Tokyo et Portes ouvertes sur l’art. Pourriez-vous nous présenter cette association et ses actions ?

Dunia Al Dahan : L’association a débuté en 2018 sous la forme d’un collectif de femmes françaises et syriennes travaillant dans le domaine artistique à Paris. L’idée était de mieux comprendre ce qu’il se passait en Syrie à ce moment là et de soutenir les artistes syrien·nes en Île-de-France. Nous avons donc organisé un programme de visites d’ateliers sur un an. Puis nous avons commencé à recevoir des propositions de collaboration et à organiser des expositions, comme Où est la maison de mon ami ? à la Maison des arts de Malakoff en 2019. Nous avons plus tard organisé une journée d’études sur l’art syrien après la révolution aux Beaux-Arts de Paris et mis en place une collaboration avec la galerie associative Premier regard. Nous avons ensuite décidé d’élargir nos actions auprès d’artistes en situation d’exil en général et d’inviter chaque année un·e commissaire à réaliser une exposition. Le principe est de faire un partenariat avec une institution ou structure culturelle qui nous accueille et de chercher des artistes arrivé·es récemment en France. Notre objectif est double : d’abord être en rapport avec les artistes et leur donner une place dans la scène artistique française ; ensuite être tourné vers le public français, pour lui présenter ces artistes, qui avec le temps intègrent cette scène.

 

Une première invitation du Palais de Tokyo en 2022 avait permis la diffusion du programme de projections L’ami intérieur. Comment s’est développé ce nouveau projet ?

Marie – Laure Bernadac : En tant que vice-présidente de la Cité internationale des arts, je suis amenée à visiter régulièrement des ateliers d’artistes. J’avais donc proposé à l’association de faire un commissariat et cela était initialement prévu à la Cité. Guillaume Désanges, président du Palais de Tokyo, nous a par la suite proposé d’accueillir l’édition 2024. Avec Dunia Al Dahan, Pauline de Laboulaye et Véronique Pieyre de Mandiargues de l’association Portes ouvertes sur l’art, nous avions fait une première sélection d’artistes. Daria, curatrice au Palais, a alors rejoint le projet et nous l’avons finalisé ensemble.

Doria De Beauvais : Un certain nombre d’artistes était dans le réseau initial de Portes ouvertes sur l’art ; Marie-Laure et moi avons aussi rencontré des artistes de notre côté. Nous avons ensuite imaginé l’exposition à partir du travail des artistes. Leurs pratiques entrelaçaient certains fils directeurs qui nous ont menées au thème de la dislocation.

 

Pourriez-vous nous en dire plus sur le titre de l’exposition ?

MLB. : Nous étions d’accord sur le concept de ce que Daria appelait les récits fragmentés. Nous nous sommes en effet rendu compte que dans les pratiques des artistes, dans leur histoire et leur parcours, il y avait ces brisures, ces cassures physiques et psychologiques qui informaient d’une manière ou d’une autre leur travail. Et j’ai pensé à ce terme de dislocation qui est comme un arrachement. Cela rend compte de la violence des situations que les artistes ont pu connaître. Mais c’est en sus, ce déchirement d’être ici ou ailleurs, d’avoir quitté un pays et d’arriver dans un autre. Nous étions également intéressées par la variété des expressions artistiques ; comment cette tension est aussi productrice d’œuvres et quelles formes cela peut donner à leur travail : vidéo, dessin, peinture, sculpture, installation… Curieusement, quelle que soit la provenance des artistes et leur histoire (toustes n’ont pas fait l’expérience de l’exil), retrouve un fil continu dans leur pratique : iels ont quelque chose en commun qui est ce déplacement, cet arrachement. Pour moi, dans « dislocation » vous avez à la fois l’idée de destruction (les ruines de Misha Zavalniy) ou de cassure en français (que l’on retrouve chez Ali Arkady) et celle de dislocation, déplacement, en anglais (c’est le cas pour Randa Maddah).

DB. : Se pose par ailleurs la question de ce qui arrive après. La réparation, la résilience et la manière dont l’art peut être un outil de reconstruction pour entamer de nouveaux récits, comme on peut le voir dans le travail de Nge Lay ou de May Murad. Apparaissent les notions de ruine et de déplacement mais aussi la question de l’intime, de la reconstruction de soi, de comment faire société. Certaines œuvres peuvent être vues comme un journal intime en images, c’est le cas des photographies de Sara Kontar ou des dessins de Bissane Al Charif.

MLB. : L’œuvre de Sara Kontar est également une œuvre écrite, avec notamment un papier peint sur lequel apparaît le récit de son périple de la Syrie vers la France. De nombreuxses poètes et écrivain·es ont vécu la même situation et c’est intéressant de faire dialoguer des œuvres plastiques avec des expériences littéraires ou poétiques.

 

DAD. : Il y a par exemple le livre Réflexions sur l’exil d’Edward Said suggéré par Marie-Laure, qui est un ouvrage fondateur mais épuisé aujourd’hui. Cet auteur palestino-américain (1935- 2003) a publié de nombreux textes dont le pionnier L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident. Il est intéressant de voir que ses propos résonnent toujours aujourd’hui.

DB. : L’exposition parle justement de la manière dont une intériorité subjective peut devenir universelle, ainsi en est-il des œuvres de Tirdad Hashemi ou d’Armineh Negahdari. Comment ces états d’esprit sont liés à des situations ancrées dans des contextes géopolitiques précis, tout en utilisant la force de l’art pour toucher plus largement le public, quel que soit son histoire et son parcours.

MLB. : L’exposition Répare Reprise (organisée à la Cité internationale des arts par Nora Philippe pour Portes ouvertes sur l’art en 2021) parlait déjà de réparation. Cela est en jeu dans l’œuvre de certain·es artistes, notamment celleux qui travaillent le tissage (de façon métaphorique chez Hadi Rahnaward) ou la couture. Il y a ainsi les torchons brodés de Maha Yammine, les voiles de bateau cousues de Cathryn Boch ou les broderies de Majd Abdel Hamid. D’une certaine façon, la création artistique peut être vue comme une forme de réparation personnelle ou même d’exorcisme, c’est particulièrement vrai dans le cadre de traumatismes liés à l’expérience de l’exil.

DB. : L’idée était de montrer que l’art est à la fois un outil de témoignage et de réparation.

 

« C’EST LE CARACTÈRE UNIVERSEL DE TOUTE CRÉATION ARTISTIQUE, QUI EST À LA FOIS UNE HISTOIRE INTIME ET PERSONNELLE MAIS PEUT RÉSONNER DANS LE MONDE. »

 

Est-ce en ce sens que vous parlez des artistes comme vigies ?

MLB. : On peut parler des artistes comme vigies ou témoins. C’est en effet le caractère universel que doit revêtir toute création artistique, qui est à la fois une histoire intime et personnelle mais peut résonner dans le monde. Certaines formes de résistance sont mises en avant, c’est le cas de Fati Khademi, ou de Rada Akbar qui rend hommage aux femmes afghanes, reines d’hier ou activistes d’aujourd’hui. Par ailleurs, il est intéressant de noter qu’il y a une majorité d’artistes femmes dans l’exposition. Ce n’était pas un calcul au départ mais il se trouve que les femmes sont très importantes dans cette histoire par leur pratique et leur expérience.

DB. : Le terme de vigie est primordial pour dépasser la question de l’expérience personnelle. L’art ne peut être réduit à un témoignage individuel, d’ailleurs plusieurs œuvres dans l’exposition témoignent des soubresauts du monde avec un point de vue extérieur. Ainsi Cathryn Boch s’intéresse-t-elle à la question de l’exil des femmes, plus précisément en provenance du pourtour méditerranéen.

DAD. : Effectivement il ne s’agit pas que d’artistes en exil. Et quand on parle d’artistes exilé·es, tout le monde s’attend à ce que l’on parle de la souffrance et de la guerre. Ce qui ne les aide pas car iels évoquent différents sujets et ont différentes manières de traiter leurs idées. Et ça c’est vraiment important pour l’association. Nous souhaitons éviter le pathos et le misérabilisme.

DB. : Pour conclure, Dislocations se déploie également au-delà de l’exposition : dans le dernier magazine du Palais de Tokyo, P L  S #37 (portfolio d’Azza Abo Rebieh) et avec le programme de La Friche (auquel participent Aung Ko et Nge Lay) qui est un lieu collectif de travail, de réflexion, de production, de rencontres et d’accalmie. Enfin, une publication dédiée a été éditée par Palais Books.